Par Apostolis Artinos
Une balance, deux plateaux, et le fléau entre les deux, qui indique, qui tait.
Nous vivons dans le fétichisme de la mesure, où les politiques des gouvernements, des affaires, mais aussi les politiques personnelles s’infléchissent selon les découvertes des sondages ou selon des découvertes mathématisées. Eléments qui jouent avec l’apparence objective de leur vérité, de leur valeur et de leur validité. La mesure capte les propos connus du monde; langue précise, obligeante, qui tente de nommer l’innommable et de sonder son inexpérience. Mais la vérité du monde ne peut pas s’ex-primer, se dé-limiter. La vérité appartient à l’in-firmé, à l’in-défini, à l’in-certain. Telle est la loi du langage, son origine est multiple et ne tend pas à l’unicité. La multiplicité du monde ne se révèle pas dans des découvertes, mais dans le glissement du sens, le déplacement des points. Points qui produisent des singularités et ouvrent des champs inexplorés. Il n’existe pas de sujets statistiques, ni de quantités vérifiées mais seulement de l’inflation de l’Un. Une étrangeté nulle part inventoriée, nulle part recensée. Un trou noir qui fausse toute conclusion possible. Chez l’humain, et dans le monde matériel, rien vérifiable, sinon la singularité de l’Un. Comme le formule précisément Alain Badiou, dans son séminaire public: S’orienter dans la pensée, s’orienter dans l’existence (19-10-2005) : «il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités». Tout ce qui dépasse, tout ce qui échappe à la compréhension, cette non-appropriation de l’Un, constitue sa vérité «irréductible».
Les quantités dénombrables ne sont pas parfaitement réductibles à l’essence des choses, quelque chose échappera toujours, et ce qui habituellement s’inscrit dans les mesures n’est que leur pli le plus faible. Cette distinction, avec la différence qui en découle, est ce qui rend les choses uniques, tangibles dans leur dimension et leur ex-istence ex-tatique, expérience qui mesure le monde à l’aune du non-être de son nom. Les mesures ne constituent pas la réalité des choses, elles structurent les choses, elles sont le lieu stérile du sens, elles orientent les critères-même des mesures en direction du désir et des idées. Une orientation qui déplace le sens, le métabolise, le pervertit. Proposition fantasmatique, elle inactive sa propre matière, ainsi que la matérialité du réel, dans la sphère de son inspiration poétique. Donc les objets-non-textes du monde, plutôt que son objectivité, sont ce qui lui donne ses formes. Sa réception subjectivée devient aussi sa réception empirique, et son émersion en tant que forme dans le lieu de l’intelligible. Notre entourage matériel, même dans cette dimension ex-statique, est perçu comme une articulation de la Parole, comme un mouvement qui tend vers le dehors, au-delà du préconçu, du coeur de l’être; il répond bien à l'apex des réorientations et et des communions illusoires. Les choses n’émergent pas dans leur être, mais dans la nuit de leur réminiscence. Elles existent comme peut exister l’existence, au-délà de l’exister, comme le soutenait Heidegger. Là où elles partagent aussi leurs différences, et évacuent leur être.
Le monde se constitue dans sa différance, dans une multiplicité d’origines qui inscrivent son être. Différance multiple autant que multiplicatrice: ontologie discréditée, qui s’épuise dans la dissémination de ses points, dans leur fuite désordonnée. Profondes terminaisons des rhizomes qui poussent au hasard des vents. Le degré de différance entre les choses et les langues signale un seuil infranchissable autant que perméable. Une circulation qui brouille les traces, en les recomposant au gré de leurs rencontres et de leurs interférences. Points localisés et qui localisent. Qui s’impriment selon une clause chaotique qui exclue pour eux toute possibilité de prendre forme. Là où ils sont détectés est également le lieu où ils s'atomisent. Plus la différance est reconnaissable plus elle risque d’induire en erreur le regard de l’autre. Elle prend, chaque fois, la forme de sa paranoïa. Un paraître organisé selon une perversion et une énonciation parasitaire. Complexité illimitée des langues au-delà de la logique des identités et des différences, seul un déplacement, un déplacement en général.
Certes les choses sont réalisées dans une langue précise qui leur donne forme et sens. Une langue qui les dicte. Mais d’autre part, une série d’évènements pervers dévie le processus créatif, en incluant à l’intérieur des objets la possibilité d’un sens étranger, et en les rendant accessibles sur une autre scène. Tels sont les objets d’art bien sûr, mais aussi le lieu commun des choses, qui se placent dans leur dimension hétérotopique. L’objectivité du monde qui assume son hérésie. Un changement radical qui s’exerce moins sur le paraître de la matérialité des objets, que sur le sens ajouté qui leur est attribué. Sur leur forme nous lisons leur différance in-scriptible, une différance qui les soustrait au monde des objets et de leur valeur pratique, en consacrant leur être-différent dans le monde. La séductiondes objets d’art vient de cet élément qui se superpose sur l’objet, telle une poussière d’étoile, en pervertissant l’être et en le rendant à son inexistence. Inexistence que cet élément-même définit, et qui devient son mode d’existence unique. Sur la chose s’inscrit un non-paraître, le masquage d' une dimension qui dépasse l’être des choses et établit leur sens transcendant. Dimension qui exprime aussi la place supra-conceptuelle de la chose comme objet-non-texte dans le monde. L’art investit l’im-possibilité des objets, leur inexistence, leur différance transcendantale. L’infime, qui n'avait aucune valeur, peut sur le piédestal méditatif de l’art, retrouver son hérésie, ce que Badiou nommera «Transformation contingente». (29-3-2012). Position qui démontre l’in-inscriptible trace de la chose qui, en état d’hypnose, passe dans la matérialité. Mouvement majestueux de Duchamp, d’élever la chose à la place de l’objet d’art, et de le pervertir au-delà de son être, de le placer sur l’orbite de sa dialectisation. Ainsi la chose n’est pas la chose en soi de Kant, mais l’être de sa différance, donc l’être de sa dialectique, de sa dialectisation. Dès lors, elle est un objet-non-texte du monde qui active son réseau et son rayonnement singulier.
Que mesurent donc les balances de Dambassina? Si elles mesurent quelque chose, plus précisément si elles montrent quelque chose, ce n’est rien d’autre que l’échelle de la perversion et de la différance de leurs objets. Même là où la succession des plateaux semble obéir à une logique, il y a toujours le risque qu’une incompréhension fragilise la clarté de l’interprétation. Ce qui est exposé ici sont des choses précédemment pesées à l’aune de leur réalité. Elles ne sont pas des objets indifférents ou aléatoires, mais des prédicats de la pensée qui éprouvent leur objectivité dans le lieu subjectif de leur perception. Des théorèmes qui démontrent la dialectique du pôle opposé, la solidité et la force de résistance de leur pure différence. Tout ce qui, sur les deux plateaux de la balance, est opposé et étaie le fléau entre eux, est une logique au-delà de zéro-un. Distinctions ontologiques d’identités asymétriques et asymptotiques qui disposent des différences du monde, comme des marges de leurs corrélations. Sur le socle de ces balances sont pesées d’un côté l'identité transcendantale des objets, de l'autre la portée de leur influence. L’un qui lit l’autre, l’un qui supporte l’autre, l’un qui ébranle l’autre. Dialectique de présence-absence, ordre dyadique et enfin, comme dit Lacan, «coordination intersubjective». Une langue, la langue du 0 et 1, dicte l’Autre, sa séquence, la portée de son message, et ce message est à chaque fois repoussé, abandonné, livré à la région de l’inexpressif, ainsi que Freud nous l’a montré. Donc, le nuage argenté de fils de pêche, une pile de clefs des maisonsde sa vie, pesés avec une poudre de couleur rouge sur laquelle s’écrit le mot sexe, une touffe de cheveux de sa fille et un bréchet, de la poudre de couleur verte et de couleur bleue, une poule et son œuf, la tête solitaire d'un garçon- poupée en porcelaine, le tout constitue un transfert de catégories impossibles, mais l’expérience émotionnelle et esthétique l’articule, le transformant en séduction, en formes de pure séduction. Le réel peut exprimer la vérité dans la diversité de ces objets, mais celui-ci se manifeste plutôt dans leur sens évasif, dans leur séduction lorsqu’ils s’échappent, et ne répondent plus. Cela constitue l’hermétisme de la langue, cet irréductible de notre monde, son excédent, ce qu’elle indique, ce qu’elle tait.
Lydia Dambassina, Le coefficient de Gini , 11 Octobre - 19 Novembre 2016, Yeni Jami (Ancien Musée Archéologique), Thessaloniki.